Traduire son site de musée en chinois : utile ou pas ?

Elisa GRAVIL , Museovation
9 min readApr 21, 2021

--

Pré-pandémie, certains musées français, dans le cadre de leur réflexion de refonte de site web, se posaient déjà la question d’une traduction en chinois lorsqu’ils se trouvaient dans des zones fréquentées par des touristes sinophones. La récente rénovation du site du Louvre, qui présente une version en chinois simplifié, m’amène à reconsidérer la question.

Traduction d’un site web : une réflexion stratégique

Pour répondre à la question de l’utilité de la traduction d’un site, il faut d’abord s’interroger sur les objectifs assignés au site web du musée.

Est-ce pour une question d’image ? Apparaitre comme un musée universaliste, qui prend en compte toutes les facettes de notre humanité. Mais alors pourquoi s’arrêter à 3 ou 4 langues (si ce n’est pour des raisons financières) ? On notera par ailleurs la quasi absence de l’arabe ou l’hindi comme langues non alphabétiques les plus parlées, même dans l’option de traduction des informations pratiques.

Exemple de deux options de traduction généralement proposées sur les sites web de musées

Est-ce pour une question de stratégie touristique ? Mais alors pourquoi ne pas traduire en japonais ou coréen, pays asiatiques qui viennent en bonne place dans la répartition des touristes à fort pouvoir d’achat, fréquentant nos musées et châteaux français, comme le rappelait M. Denis VERDIER-MAGNEAU, directeur du développement culturel du château de
Versailles, lors de la journée de Déc. 2019 sur la thématique des flux touristiques ?

Chiffres de fréquentation touristique du louvre et du Château de Versailles en 2019

Par ailleurs, tous les sinophones n’utilisent pas la même écriture: les chinois continentaux pratiquent le chinois simplifié, tandis que les taïwanais privilégient le chinois classique. Ces derniers savent lire le chinois simplifié tandis que l’inverse est rarement le cas. Donc le choix du chinois simplifié semble la bonne option, au risque de froisser la susceptibilité des touristes taïwanais. Conscient de ce problème, nombres de musées, à commencer par le Louvre, proposaient jusqu’alors un plan papier dans les deux versions.

Répartition des touristes sinophones (hors Malaisie et Singapour)

Est-ce pour une question d’installation de la marque-musée en Chine continentale, dans la perspective d’expositions itinérantes, comme c’est le cas actuellement du Château de Versailles ou du V&A ? Mais alors, pourquoi ni Versailles, ni le V&A, ne proposent-ils de version chinoise de leur site ?

Exemples d’expositions itinérantes en cours actuellement en Chine

Certains sites, comme le Rijksmuseum, ont choisi de ne proposer en chinois que la partie pratique de leurs pages, tandis que les grands musées anglo-saxons ne proposent qu’une unique version en anglais. De même pour les grands musées australiens qui recevaient pourtant plus de 8,5 millions de touristes en provenance de Chine en 2019 (contre à peine 2 millions pour la France).

Nombre de langues proposées par le Rijksmuseum (même principe que le Van Gogh vu plus haut)

Au regard de ces quelques exemples, il semblerait donc qu’aucune stratégie ne s’impose de manière claire sur l’opportunité ou pas de traduire en chinois simplifié.

Traduction d’un site : prendre en compte les besoins visiteurs

Pour mener à bien la construction d’un site, il est fortement recommandé de prendre en compte les besoins-visiteur, ce qui nécessite la création de persona et leurs parcours de visite.

Il est alors nécessaire de creuser les pratiques numériques des touristes chinois qui sont bien différentes de nos pratiques occidentales, car dominées par l’usage de super-applications, dont la plus connue est WeChat, et dans l’écosystème de celle-ci, l’usage de mini-programmes, sorte de mini-sites accessibles au sein de l’application.

Voici ci-dessous le parcours simplifié d’un touriste chinois avant, pendant et après sa visite à l’étranger, avec un passage au musée. WeChat y tient une place prépondérante.

Usages de Wechat dans le parcours d’achat touristique

La logique UX voudrait donc de privilégier WeChat plutôt que d’investir dans la traduction coûteuse d’un site difficile à mettre à jour régulièrement. Je n’en veux pour preuve que la page en chinois du site du Van Gogh Museum où il est amusant de constater des mentions COVID en anglais, faute de traduction, alors que dans le même temps son compte WeChat est parfaitement mis à jour !

Copies d’écran Van Gogh Museum réalisées le 20 avril 2021

Le choix fait par l’Asian Museum of Art de San Francisco semble plus judicieux : il a tout misé sur la convivialité de l’application WeChat, en proposant clairement sur les pages pratiques en chinois de son site, le QR Code pour accéder directement à un mini-programme spécialement créé afin de présenter le musée.

Cas de l’ Asian Art Museum de San Francisco misant sur son mini-programme Wechat

D’autres institutions patrimoniales, comme Versailles, ont mentionné très timidement leur application WeChat, mais sans QR Code immédiatement visible, ne simplifiant pas l’accès au public chinois. Par ailleurs, lorsque l’on clique sur l’icône, cela ne procure pas l’accès à un mini-programme de visite qui pourrait être utilisé sur place, mais seulement au fil de contenus publiés tous les mois par le château.

Traduction d’un site : l’UX d’un système d’écriture

Si l’on ne souhaite pas se lancer dans l’ouverture d’un compte Wechat, que reste-t-il comme option ? Est-ce que la traduction est une solution viable ? Là encore de nombreuses contraintes interviennent.

En premier lieu, la conception des pages dédiées au chinois devrait être pensée en fonction de l’UX du système d’écriture en sinogramme. Les chinois ont l’habitude d’avoir un maximum d’informations sur la même page et préfèrent scroller (lecture des idéogrammes par bloc, réminiscence des lectures de haut en bas doublé d’un usage massif du mobile). L’œil a l’habitude de discerner immédiatement, dans un apparent fouillis, l’information qu’il recherche, sans se laisser distraire par le reste.

Or la présentation proposée par le site du Louvre en chinois (ou celle d’autres rares musées qui se sont lancés dans la traduction), reprend exactement la configuration occidentale, sans tenir compte des spécificités de la langue et ses conséquences sur l’UX.

On est donc en droit de se poser la question de la qualité de l’expérience du visiteur chinois qui risque d’être perturbé par une lecture peu plaisante par un manque de prise en compte de ses habitudes de consultation.

Par ailleurs, créer des pages dans une langue que potentiellement personne ne maitrise dans l’équipe digitale, risque d’entrainer des coûts supplémentaires, ainsi qu’un risque d’absence de renouvèlement du contenu. Or on sait que le succès de consultation d’un site tient à sa constante réactualisation.

Traduction d’un site : la question du “Great Fire Wall”

Se pose enfin la prise en compte d’une spécificité du monde numérique chinois qui a conduit le gouvernement, tant pour des raisons de souveraineté nationale numérique que de contrôle de l’information, à créer un mur virtuel entre l’internet chinois et l’internet occidental (le Great Fire Wall). La censure peut donc s’appliquer sur le moteur de recherche Baidu Baike (équivalent de Google en Chine), si le contenu recherché ne convient pas aux autorités. C’est ainsi que les articles ou images se rapportant à Tian An Men sont introuvables sur le net chinois.

Copie d’écran page Wikipédia sur le “Great Fire Wall”

Or l’évolution des sites web de musée tend à simplifier le parcours visiteur, en unifiant sous une seule entité URL, informations pratiques et contenus thématiques de plus en plus engagés. Ceux-ci pourraient donc faire l’objet de censure parce que ne correspondant pas aux normes chinoises : contenus sur les LGBTQ+ , sur des minorités opprimées (cf. problématique Ouïgours) ou encore de sujets qui ne vont pas dans le sens de la lecture gouvernementale de l’histoire (cf. mésaventure du château des Ducs de Bretagne sur Gengis Khan, expliqué dans un de mes précédents articles sur TikTok).

Exemples de pages de sites de musées-Cleveland Museum, Museum of London, Imperial War museum

Un site ainsi conçu va donc multiplier les « chances » de se retrouver bloqué lors de sa consultation en Chine. En revanche, les contenus publiés sur un compte WeChat de musée sont confiés à des experts connaissants les sujets “problématiques”, qu’ils vont donc chercher à éviter.

Dernier point demandant réflexion dans ce contexte de Great Fire wall, le choix d’un site en .fr/zh-hans plutôt qu’en .cn (donc hébergé en Chine) pour l’optimisation du référencement SEO. Rappelons que Google n’est pas présent en Chine et ne peut être utilisé que grâce à des VPN, qui eux-mêmes sont interdits d’usage selon la loi. Lors d’une requête, le principal moteur de recherche chinois (Baidu Baike) va naturellement privilégier des sites en .cn ou ses propres pages, puisqu’il fait également office de Wikipédia.

Ouvrir un site en .cn est possible, même si cela demande des démarches compliquées. C’est l’option choisie par le British Museum, avec un référencement en .org.cn , soutenant ainsi sa stratégie d’expansion très active en Chine (Exposition itinérantes depuis plus de 6 ans, vente de produits dérivés, live-streaming sur les réseaux sociaux chinois). L’extension .cn pourra également protéger la marque-musée, sur une zone géographique où la copie reste encore courante malgré des améliorations ces dernières années.

Copie d’écran du site du British museum en chinois simplifié- Réalisée en Avril 2021

Le Thyssen Bornemisza Museum avait jusqu’en 2020 un site en .cn qu’il a supprimé pour ne conserver qu’un onglet en chinois pour l’achat de ticket en ligne dans cette langue. Il a également fermé son compte Wechat dans la foulée, pourtant ouvert depuis 2016, mais vraisemblablement pour mieux revenir, d’après le dernier message laissé sur son compte toujours consultable.

Conclusion

. La traduction d’un site en chinois simplifié est une entreprise difficile et peu efficace. Elle coûte cher, sert mal les usages des touristes sinophones (chinois différent, UX des idéogrammes, pratiques de consultation peu souples une fois à l’étranger). Les pages seront mal référencées si le site n’est pas en .cn, et elles ont des chances de rester statiques une fois créées, faute de connaissance de la langue au sein des équipes en charge.

. À l’inverse, l’ouverture de comptes Wechat et Weibo, laissés à des professionnels des réseaux sociaux chinois, permet de toucher directement les touristes dans leur univers habituel, au moment où ils se renseignent (derrière le “Great Fire Wall”), pendant leur voyage à l’étranger en servant d’application de visite in situ, et après leur voyage, pour publier et convertir d’autres personnes.

Ce n’est pas forcément l’option la moins coûteuse, mais c’est la plus rentable et la plus souple (les mini-programmes sont de plus en plus facile à réaliser), qui a été privilégiée très intelligemment pré-pandémie par une quinzaine de musées dans le monde dont le MOMA, le San Francisco Museum of Art, l’Asian Art Museum de San Francisco, le Centre Pompidou et récemment le Van Gogh Museum.

Il existe actuellement une vingtaine de musées qui possèdent des mini-programmes au sein de leur compte Wechat dont plus de la moitié aux États-Unis

Mais c’est à vous que revient le dernier mot en fonction de vos objectifs et de vos moyens humains et financiers !

Cet article s’inscrit dans une série autour du site web de musée, qui s’étalera sur le mois d’avril et mai à venir.

--

--

Elisa GRAVIL , Museovation
Elisa GRAVIL , Museovation

Written by Elisa GRAVIL , Museovation

CEO of #Museovation. Love to share my experiences with others about digital transformation in cultural institutions. Let’s get in touch on Twitter: @ElisaGravil

No responses yet