Big Data, DAM & Musées

Elisa GRAVIL , Museovation
9 min readFeb 15, 2021

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L’activité de la semaine dernière dans le secteur muséal s’est portée sur la gestion des data au travers de l’excellente conférence Henry Stewart DAM et d’un webinaire intitulé « Musées et Big Data », porté Florence Andreacola de l’Université Grenoble Alpes, qui abordait la question sous l’angle de la transversalité des données et de leurs usages. Voici donc les points marquants de ces deux conférences qui viendront en complément de la réunion organisée par Correspondances Digitales sur le même sujet, lors des Rencontres ISEA fin juin 2020.

Data, Big Data & Petabyte !

Comme le soulignait l’introduction de la conférence grenobloise, les données sont désormais une composante fondamentale de la vie d’un musée. Initiée par la numérisation des collections qui s’est considérable accélérée ces dernières années, la gestion des données numériques implique désormais des enjeux de stockage (cloud ou pas cloud ? In situ ou à distance ? RSE ?), de préservation (formats, cyber-sécurité, gestion des risques) et enfin d’interopérabilité des bases constituées au fil du temps, très souvent en silo (Collections, Bibliothèque, Archives, Contenu média, Ticketing & CRM…).

Photocopie d’écran d’un Hors-série 2019 sur la Recherche au Musée du Louvre- Magazine Grande Galerie

Pour se rendre compte de l’ampleur de la situation ci-joint quelques chiffres :

  • Le MET numérise à un rythme de 20 000 œuvres /jour, tous les jours de l’année. Son DAM contient à ce jour 1,7 millions de données.
  • Dans le cadre de sa politique d’Open Access, Paris Musées ambitionne de mettre en ligne plus de 600 000 œuvres à un rythme de 100 000 / an — #LundisNum de l’INHA
  • La récente numérisation de la « Ronde de Nuit » de Rembrandt du Rijksmuseum a fait passer les données de ce seul tableau, de 4m x 3m, de 16 TB à 600 TB (1 terabyte = 10 puissance 12 bytes ) ! (Podcast Microsoft- Saskia Scheltjens)
  • L’an dernier la Smithsonian a mis en ligne plus de 2,8 millions d’œuvres en accès libre, pour monter jusqu’à 3 millions avant la fin de cette année.
  • Le United States Holocauste Museum, au cours de la conférence sur le DAM, confirmait une mise à disposition de plus de 90 millions de documents sur la Shoa.

Et tout ceci sans parler des données visiteurs, in situ et en ligne, qui viennent se rajouter : données en provenance du site Web, des différents réseaux sociaux, des applications ou supports numériques in situ, des connexions Wifi (quand le musée est ouvert), du ticketing, des e-mails…

Là encore pour se rendre compte de l’ampleur, voici quelques données du Cleveland Museum of Art, ainsi qu’un schéma de leur architecture technique :

  • 105 points d’accès WIFI
  • 1à 2 million de données brutes tous les jours
  • 0.4 GB par jour (chiffre avant le confinement), juste pour les recherches en ligne
  • Un système de 8 services sous Cloud, sans compter le Tableau qui les coordonne.
Conférence par Jane Alexander, CDO Cleveland Museum of Art- BlooLoop -Déc 2020

Enfin, s’ajoutent à cela les données générées par l’institution elle-même : rapports divers, éléments financiers, données mécénat, etc… On peut donc affirmer avec Jane Alexander CDO du Cleveland Museum: “Yes, we have Big Data!”.

Les données, le nouvel or noir des musées ?

Toutes les données mentionnées ci-dessus reflètent les nouveaux actifs du musée. Mais comment sont-elles véritablement valorisées par l’institution ?

Lors de la conférence Henry Stewart DAM, Adrian Cooper, Chief Product Officer de Terentia, a résumé dans le schéma ci-dessous les impératifs pour que la donnée devienne un atout pour la gestion du musée.

Traduction de modèles présentés par Terentia-Henry Stewart DAM Conference

Mais pour cela faut-il encore disposer de nouvelles architectures informatiques qui dynamisent les échanges de manière simple, rapide, fiable et sécurisée. Comme je le mentionnais dans mon précédent article « Un nouveau musée numérique, pour une ère nouvelle », le DAM (Digital Asset Management System) est une de ces architectures. Il fluidifie l’échange de données multimédia entre différents services, permettant d’éviter l’écueil de nombreuses bases, dénoncé par Neal Below de Terentia : “A data platform can’t only be a repository!”.

DAM, une brique indispensable pour vos données numériques

Pour ceux qui n’auraient pas encore abordé le sujet, un DAM (Digital Asset Management) ou MAM (Media Asset management) permet de centraliser l’ensemble des données multimédia numériques. En voici une définition assez complète par Wikipédia :

Définition du DAM par Wikipédia

Si les DAM sont d’abord apparus dans le secteur privé vers 2005, les musées ont commencé à s’y intéresser depuis environ dix ans (le Cleveland Museum a créé son premier DAM en 2010, le British Museum en 2012). Comme pour toutes les infrastructures numériques de musée en « coût caché », leur difficulté de financement a certainement contribué au retard d’adoption*. Heureusement, la barrière à l’entrée de nombreux systèmes s’est abaissée, et l’année passée en a prouvé l’utilité pour synchroniser au mieux et à distance, toutes les expériences numériques. Le DAM possède en effet des atouts indéniables, en fournissant une vue unique de toutes vos données, analyses et ressources marketing ou création média.

Cycle et raisons d’adoption d’un DAM

Résultats :

  • Un gain de temps pour les équipes qui se libèrent de tâches peu valorisantes (réponse à des demandes ponctuelles par email), dans un contexte de prolifération des points de contact et autres réseaux sociaux,
  • Une limitation des sources d’erreur (une source unique de données)
  • Une continuité en cas de départ d’une personne
  • Une interopérabilité qui peut s’appliquer aux partenaires extérieurs (autres musées comme fournisseurs).

Comme le montre le schéma ci-joint, le DAM devient donc une brique essentielle de la transformation numérique des institutions culturelles pour répondre aux besoins de créations de contenus, “libérer” les collections et proposer une nouvelle expérience à leurs visiteurs en ligne.

Fonctionnement d’un DAM — Cycle de vie des Données

Un DAM est très souvent associé à un DRM (Digital Rights Management) qui permet la gestion des droits numériques dans une perspective éventuelle de droits d’auteur. Il sera couplé à un PIM (Product Information Mangement gérant les prix, taille, couleur de vos objets dérivés) pour l’optimisation de la gestion de votre boutique de musée.

Comme toute base, le DAM répond à des critères de sélection des données qui l’abondent. Il peut donc comporter des biais (priorité aux artistes, formes d’art et modes de connaissance occidentaux). Au moment de la mise en place de celui-ci, il va donc falloir anticiper ces biais potentiels (Comment les ressources sont-elles réparties et la sélection faite ? Quels sont les visages montrés ? Quelles voix sont amplifiées ? Qui parle pour qui ?). Comme l’a rappelé Monica O. Montgomery, directeur stratégique du Museum Hue: “Nothing about us without us”.

Traduction d’une slide de la présentation de Mme Montgomery-Museum Hue

L’adoption d’un DAM, un changement de mentalité

La plupart des musées possèdent au minimum un CMS (Collections Management System). Il va donc s’agir de construire un DAM dans le cloud, à partir de cet héritage monolithique et souvent dépassé, pour gagner en agilité et flexibilité, grâce à une conception de micro-services conçus pour une multitude d’utilisateurs internes et externes, vus dans le schéma précédent.

Selon Adrian Cooper de Terentia, il est recommandé d’incrémenter votre DAM par étapes, en identifiant les besoins d’un service après l’autre. Pour chaque service, on va extraire du CMS originel un module de données dédiées à ce service, données qui seront ensuite transférées dans un DAM sur le cloud, auquel on connecte une API (Application Programming Interface), clé d’accès au service identifié.

Adaptation de la présentation de M. Adrian Cooper, Terentia à la conférence Henry Stewart DAM-Fev 2021

Ce principe permet également de se focaliser en priorité sur les services les plus demandeurs, de ne pas avoir à anticiper les futurs services (on pourra ajouter une brique sans problème en temps venu), et permet enfin d’obtenir des budgets fractionnés, plus acceptables dans le temps.

L’adoption d’un DAM, un enjeu d’équipe

La mise en place d’un DAM est avant tout une affaire de compréhension d’usage de la donnée. Or l’acculturation à la data est encore faible parmi les équipes de musées -tout particulièrement du leadership- comme l’a rappellé Catherine Devine Business Strategy Leader chez Microsoft Librairies & Museums en introduction de la conférence DAM.

Au cours de la conférence de Grenoble, Scarlett Greco, chef du service numérique de Paris Musées, faisait le même constat en regrettant l’absence d’intérêt de ses interlocuteurs hiérarchiques pour un détail fouillé des consultations de la base des Collections en Open Access depuis un an : seul critère de succès retenu, le nombre d’images mises en ligne !

Il est donc essentiel de penser ce genre de transition numérique avec l’adhésion au projet des équipes et de la hiérarchie dès l’amont. Quelques recettes ont été partagées par Jennifer Sellar, DAM manager au MoMA , James Wanke de la société Widen et de Jessica Herczeg-Konecny DAM manager au Detroit Institute of Arts.

Photocopie écran -Présentation de Jessica Herczeg-Konecny-Detroit institute of Arts-Henry Stewart DAM conference fev 2021
  • Organiser une coalition d’utilisateurs concernés : équipe digitale, propriétaires des contenus (conservateurs), créateurs de contenus (Marketing, designers, médiateurs), partenaires extérieurs (créateur site web, application etc.)
  • Définir clairement les bénéfices dès le départ, tout en laissant la porte ouverte aux améliorations venant du terrain
  • Créer un ensemble de tâches liées aux utilisateurs, à faire compléter sans formation préalable (qui peuvent être organisés comme des “chasses aux trésors”)
  • Instaurer des formations de pair à pair
  • Récompenser pour formation et utilisation récurrente du DAM, avec la délivrance d’accès supplémentaires ou à un niveau supérieur d’autorisation.
  • Prévoir une page de Q&A avec ressources et formation pour les arrivants

Our DAM is successful because it is not just owned by us [e.g. the DAM team]” Jennifer Sellar, MoMA

Un cas d’usage : Le United States Holocaust Museum, 90 Millions de data disponibles

Jessica Knight Digital Collections Manger au USHM a démontré combien la mise en place d’un DAM avait permis de donner une cohérence et une force supplémentaire aux témoignages des soixante rescapés de Sobibor.

La confrontation de multiples sources- témoignages oraux et écrits des victimes, photographies récemment retrouvées de leur bourreau Johann Niemann- a donné une réalité et un caractère incontestable à ce qui était jusqu’alors un “vide visuel”, pour reprendre l’expression de Jessica Knight.

Photo d’écran du USMH

Cette réalité est d’autant plus importante qu’elle advient à un moment où les survivants se comptent sur les doigts d’une main. Ces histoires personnelles, fragmentées, grâce à la constitution d’un maillage numérique rendu possible par un DAM très puissant, forment désormais un ensemble cohérent qui permet d’expliquer le pourquoi et le comment de l’Holocauste. Au-delà de Sobibor, cela permet également d’élargir la compréhension de facteurs conduisant à l’extermination actuelle de minorités et si possible de les enrayer .

Conclusion : le Machine Learning et l’IA pour avenir du DAM

D’un commun accord, lors des deux réunions française et américaine, les participants ont reconnu la difficulté d’embrasser l’arrivée de telles quantités de données, tant dans la gestion des collections numériques, que dans celles concernant les visiteurs. Mais tous ont également reconnu la nécessité de moderniser les outils à disposition pour y faire face, afin de donner un sens à des histoires disparates, grâce à la synthèse de perspectives multiples, tant dans les collections que dans les besoins des chercheurs ou visiteurs.

À elle seule, l’adoption d’un DAM n’y suffira pas. Ce ne sera que la première étape vers l’adoption de pratiques de machine learning (text to speech, audio transcript pour les video , tagging automatique etc.) qui permettront d’identifier de nouveaux liens et besoins dans des collections numériques toujours plus pléthoriques. Plus que jamais, les équipes muséales doivent donc s’atteler à cette transformation numérique imposée par les données, seul moyen de fournir un service de qualité aux utilisateurs, qu’ils soient visiteurs du site web, autre musée ou chercheur universitaire.

Let’s get comfortable being uncomfortable. Change is constant, and happening more rapidlyCatherine Devine, Microsoft

*Lors de la conférence de Grenoble, Vincent Poussou directeur du numérique et Florence Lévy- Fayolle en charge du CRM de la RMN-Grand Palais ont longuement expliqué la bataille qu’ils ont dû mener pour convaincre de la nécessité d’investir dans un CRM (Customer Relation Mangement) afin d’en tirer de la valeur pour l’institution. Ils ont pu ainsi rester maître de leurs données et activer leurs usages en B2C (Ticketing/events/e-boutique) et B2B (mécénat).

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Elisa GRAVIL , Museovation
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Written by Elisa GRAVIL , Museovation

CEO of #Museovation. Love to share my experiences with others about digital transformation in cultural institutions. Let’s get in touch on Twitter: @ElisaGravil

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