teamLab ou l’éloge de l’ombre
Très souvent lorsque je commente des expériences dites « immersives », j’en réfère à teamLab. Certains d’entre vous ont peut-être eu l’occasion de découvrir le collectif à la Villette en 2018 et peuvent, en partie, comprendre mes allusions. Mais seul le vécu des deux expériences Borderless et Planets sur l’île d’Odaiba à Tokyo, permet de véritablement saisir l’ambition de ce projet, qui va bien au-delà des performances technologiques et numériques qui ont fait sa réputation. En essayant d’en cerner quelques spécificités, j’espère éclairer mes propos parfois sévères sur les propositions « immersives », développées ces deux dernières années en Europe ou aux Etats-unis. Le titre choisi pour cet article peut également surprendre, tant le principe de projection numérique est lié à la lumière. Célèbre écrit du japonais Jun’ichirō Tanizaki, il fut pour moi l’une des clés de compréhension de ce projet artistique, ancré dans les fondements d’une culture japonaise qui ne sépare jamais l’artistique, de la nature et de la technique. Afin d’illustrer mes propos, j’ai regroupé les références visuelles citées ci-dessous dans la présentation consultable ici : bit.ly/3LWrUbU .
teamLab, un collectif polymorphe et désormais tentaculaire
Lancé en 2001 par cinq étudiants, le Digital Art Museum connait un succès retentissant dès son ouverture à Tokyo en 2018. Depuis, ce collectif interdisciplinaire n’a cessé de grandir comptant désormais plus de 500 artistes, programmeurs, animateurs 3D, mathématiciens et architectes (en comparaison le studio de Refik Anadol ne possède que 12 assistants). On peut tracer son inspiration dans l’Inter Communication Center [ICC], installation culturelle japonaise créée en 1997, qui a toujours pour but de faciliter le dialogue entre la science, la technologie et l’art.
Cette interdépendance des compétences rappelle également les ateliers d’artistes : Warhol, Damien Hirts, Jeff Koons, Anish Kapoor, Takashi Murakami, Ai Wei Wei ou encore Olafur Eliasson. Mais c’est surtout le principe de fonctionnement en mode agile et projet, typique de l’économie d’internet.
“Nous utilisons la lumière comme pigment… Nous réalisons nos oeuvres d’art par essais et erreurs, en projetant beaucoup de choses au mur et en voyant ce qui colle.” Ken Gail Kato, designer à teamLab- article Inavate
Enfin, c’est un parti pris de gouvernance volontairement acéphale, dont le nom “teamLab” est l’incarnation. Si Toshiyuki Inoko, l’un des fondateurs, reste une figure de proue du collectif, il se présente comme un simple “catalyseur d’idées”.
Après quelques installations temporaires et le dépôt de nombreux brevets technologiques, teamLab s’est définitivement implanté sur l’île d’Odaiba, au sud de Tokyo, sur les deux sites de Borderless (Mori Building) et Planets, rajoutant l’extension d’Harajuku cette année. Hors du Japon, ils sont présents depuis 2017 à Beijing grâce à la (feu) Pace Gallery, puis se sont implantés au Tank Shanghai Museum et à Macao. Ils ont participé à l’élaboration de la grande exposition “Mysterious Dunhuang”, sur les célèbres fresques bouddhiques. Ils ont une exposition permanente au National Museum de Singapour et sont un des multiples collectifs d’artistes présents dans le complexe SuperBlue à Miami. En 2024, ils vont ouvrir un nouveau musée numérique à Hambourg , suivi d’un autre à Jeddah en Arabie Saoudite. Ils ont également proposé de nombreuses versions temporaires de leurs expériences. Pour en citer quelques unes: la Villette et le Amos Rex Art Museum d’Helsinki en 2018, le Barbican Center de Londres (Exposition «AI: More than Human») ou le LACMA en 2019 (Every living thing : animals in Japanese Art). Ils sont actuellement présents au Museum of Asian Art San Francisco , à Prague (Kinetismus) et vont ouvrir une exposition à Tallinn en Estonie au Kumu art museum fin 2022. Ils ont par ailleurs développé en 2021 un concept de onsen au Rinkan Sauna, et proposent depuis 2019 un restaurant (Moon Flower Sagaya) où des mappings numériques viennent rehausser des expériences gustatives qui évoluent au rythme des saisons. Enfin, ils signent la mise en scène de leur premier opéra (Turandot de Puccini) pour le Grand Théâtre de Genève en juillet 2022.
Un concept puisant aux sources de l’art des nouveaux médias comme aux préceptes shintoïstes et/ou bouddhistes.
Le collectif présente ses différents lieux comme :
“Des musées immersifs centrés sur un ensemble d’œuvres d’art qui visent à explorer de nouvelles perceptions du monde, à établir la continuité entre l’homme et la nature, grâce à une interaction entre le corps et les œuvres d’art, qui redéfinissent la perception des frontières.” teamLab , traduction du texte du site internet
Le projet numérique de teamLab prolonge les pratiques médiatiques des années 1970 où visiteurs et objets participent pleinement aux récits artistiques. L’art créé par le collectif est constitué à la fois de l’oeuvre en elle-même ET du spectateur, sa présence et son comportement pouvant l’influencer. Parallèlement, teamLab embrasse les préceptes shintoïstes et/ou bouddhistes qui proclament le caractère sacré de la nature, où l’homme n’est qu’un élément du grand tout.
Il en résulte, pour chaque immersion, la création de flux “de vie” continus entre êtres humains, animaux, plantes et kami (esprits/divinités), au travers de complexes interactions numériques. L’émotion suscitée repose autant dans l’évocation des images projetées (remémoration qui parle peu au public non-asiatique faute de références culturelles), que dans la possibilité d’entrer en communion (plus qu’en création) avec ce monde numérique, en interagissant avec lui.
“Le shintô s’adresse à une nature encore habitée, touffue, opaque, troublante, et avec laquelle il faut composer. Mais c’est une nature que personne n’a maudite, et dans le shintô, il entre plus de reconnaissance que de peur.” Nicolas Bouvier « Le vide et le plein » p. 101
À la différence de nombreuses installations immersives occidentales, les effets numériques chez teamLab ne sont ni fortuits, ni en recherche d’un effet “waouh” typique du marketing de l’enchantement. Chaque interaction est unique, non reproductible à l’identique, mais elle se démultiplie à l’infini sous le mouvement de chaque visiteur, dans un principe constant de renaissance. Pour obtenir ces effets, teamLab met au point des programmes informatiques toujours plus sophistiqués, tant pour le traitement de l’image que du son, au fur et à mesure des avancées technologiques de projection et des progrès de l’intelligence artificielle. Le collectif est parfois critiqué pour l’opacité de ses usages du machine learning, bien qu’il se défende d’utiliser les données de déplacement des visiteurs à des fins autres que celles des interactions.
Ainsi, en se positionnant à côté d’une simple lampe, le visiteur actionnera une onde lumineuse répercutée à l’infini dans une installation en miroir (autre élément symbolique du shintoïsme), onde qui à son tour sera modifiée par la présence d’autres personnes présentes dans la pièce. De même, en temps réel et en continu, les pétales d’une fleur virtuelle s’épanouissent puis s’éparpillent au fur et à mesure qu’un visiteur déguste une tasse de thé.
“What you see isn’t everything. Everything exists in a long, fragile yet miraculous borderless continuity of life,” Toshiyuki Inoko, fondateur de teamLab- texte site web
Un théâtre d’ombres au service de l’immersion et de l’interaction
Les deux complexes principaux, Borderless et Planets, se caractérisent par le morcèlement d’un immense espace en une multitude de pièces. Évoluant dans la quasi-obscurité, il est impossible d’embrasser d’un seul coup d’œil l’ensemble des lieux, comme c’est le cas lorsque vous pénétrez dans l’Artechouse de New-York ou l’Atelier des Lumières à Paris (ce qui rend la perception très différente de l’installation d’origine aux Carrières des Beaux de Provence, plus proche en cela du concept japonais). L’œil doit donc s’habituer à cette pénombre permanente qui rend la découverte de chaque espace encore plus fortuite, et participe fortement à l’émerveillement que le visiteur peut en avoir. Plus que jamais chez teamLab la maitrise de la lumière accompagne l’obscurité sans jamais l’étouffer. Tous les espaces sont empreints d’un mélange de wabi-sabi (侘寂, vision du monde centrée sur l’acceptation de l’éphémère et de l’imperfection) et de « yûgen » (幽玄), théorisé par Shunzei (beauté mystérieuse, sentiment où l’étrange se mêle au familier).
“Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. […] … Un laque à la poudre d’or n’est pas fait pour être embrassé d’un seul coup d’œil dans un endroit illuminé, mais pour être deviné dans un lieu obscur, dans une lueur diffuse qui, par instants, en révèle l’un ou l’autre détail, de telle sorte que, la majeure partie de son décor somptueux constamment caché dans l’ombre, il suscite des résonances inexprimables…et discrètement incite l’homme à la rêverie.” Jun’ichirō Tanizaki, Éloge de l’ombre, p. 42/p43
Les couloirs de déambulation sont si obscurs que vous pouvez très bien passer à plusieurs reprises devant une pièce sans jamais la découvrir. Bien que m’étant renseignée en amont pour ne rien omettre, j’ai dû parcourir Planets à deux reprises (soit deux fois 10 000 m2 !) pour trouver une toute petite salle de méditation où n’est admis qu’un seul visiteur pouvant contempler, les pieds dans l’eau, une projection numérique vertical semblable à un rouleau de peinture. De même pour Borderless, il faut au minimum 6 heures pour parcourir la totalité des espaces, qui se dévoilent au fur et à mesure d’une progression attentive, jusqu’au nid suspendu accessible à une dizaine de personnes seulement, toutes les 30 minutes.
Si la préférence de l’ombre à la lumière est un choix esthétique fortement ancré dans la culture japonaise, c’est aussi la résultante d’une contrainte technique. En effet, en limitant la vitesse de déplacement des visiteurs, le flux de données capté en temps réel et en continu par les détecteurs de mouvement est maitrisé. Les calculs des algorithmes qui déclenchent les interactions des projections avec les visiteurs sont ainsi régulés, sans risque de saturation. Les designs graphique, spatial et interactif sont alors parfaitement coordonnés, effet très rarement atteint dans les projets immersifs occidentaux.
Une déambulation initiatique, “ultra-subjective” et multi-sensorielle
Grâce à la gestion morcelée des lieux, doublée d’une conception artistique inspirée des rouleaux de peintures japonaises superposant temps et espace et alternant vide et plein, le visiteur bénéficie de multiples perspectives sur lesquelles il choisit, ou non, d’agir. C’est ce que Toshiyuki Inoko appelle un “espace ultra-subjectif”. Le public, totalement immergé dans l’ombre, la lumière et le son (et parfois les parfums), vit une expérience unique, d’autant plus qu’il en est un élément constitutif. Il s’agit ici d’une différence notable avec la plupart des expériences immersives proposées dans les grandes cathédrales de lumières occidentales à la Van Gogh, très statiques (on est souvent assis) et monolithiques dans leur appréhension (on contemple, de l’extérieur, des images géantes).
“L’être humain ne peut pas rester éternellement au même endroit. Tout comme la nature, nous ne sommes pas quelque chose qui peut être contrôlé. Pourtant, cette relation simple, dans laquelle les humains s’arrêtent pour faire s’épanouir les fleurs et bougent pour faire tomber les pétales, crée un lieu qui nous est à la fois palpable et viscéralement confortable.” Traduction du texte présent sur le site teamLab.
Cette déambulation interactive donne un sentiment initiatique à chaque expérience, ce d’autant plus que la relation entre les visiteurs varie de quelques personnes à une cinquantaine dans un même espace (mais rarement plus), proposant des moments de méditation en solitaire, comme des moments de communion collective, sans jamais ressentir l’effet de foule.
Enfin chaque espace est multisensoriel : visuel, tactile, olfactif (thé vert torréfié ou bouleau blanc -odeurs là encore trop japonaises pour un nez occidental), gustatif dans le cas de la cérémonie du thé, et surtout auditif (teamLab a passé six mois à collecter pour MUJI des sons enregistrés dans la nature à l’aide de microphones binauraux: vagues de bord de mer, chants d’oiseaux, feu de camp crépitant, rivière, forêt et cascade).
Les visiteurs jouent avec les motifs sur les murs, entrent en contact avec les animaux qui les « regardent », interagissent avec les différentes matières (ballons, nuages, eau, ampoule, mousse). Les enfants ont la possibilité de dessiner des poissons qui sont ensuite scannés, pour se retrouver dans la seconde ondulant dans une mer numérique, sous l’impulsion des petites mains à la poursuite de leur création. Sous le grand dôme de Planets, pieds nus dans l’eau jusqu’aux genoux, le public est frôlé par d’énormes poissons colorés, qui disparaissent aussi vite sous leurs caresses, dans des ondes laiteuses semblables à celles des étangs boueux qu’affectionnent les vraies carpes Koï.
Des références iconographiques ancestrales comme contemporaines
Dans cette pénombre permanente, qui fait volontairement perdre la notion du temps, chaque projection est en parfaite harmonie avec la taille de la pièce, tant dans sa forme, que par le principe interactif qui l’anime. C’est un principe qui trouve sa source dans le toko no ma (床の間), conception de l’habitat japonais classique où l’art possède une place si particulière.
“Dans nos pièces de séjour nous avons ce renfoncement qu’on appelle le toko no ma, que nous ornons d’une peinture, d’un arrangement floral, mais la fonction essentielle de cette peinture, ou de ces fleurs, n’est pas décorative en soi, car il s’agit plutôt d’ajouter à l’ombre une dimension dans le sens de la profondeur. Dans le choix même de la peinture que nous suspendons là, ce que nous recherchons d’abord, c’est l’harmonie entre elles et les murs du toko no ma.” Jun’ichirō Tanizaki, Éloge de l’ombre .
Tous les éléments de l’iconographie japonaise classique sont ainsi représentés (d’où l’appellation “musée” revendiquée par le collectif): libellules, fleurs, papillons, oiseaux, cerf, tigres, poissons, kanji (Soleil, Feu, Métal, Bois,Terre, Eau), pins ou cyprès au tronc torturé, tout droit sortis des plus beaux paravents de laque ou rouleaux de peinture classique. On retrouve également les paysans ou seigneurs des estampes Ukiyo-e ou « images du monde flottant » (vues des cinquante-trois stations du Tokaido d’Hiroshige), ou encore les grenouilles et lapins anthropomorphes des emaki du XIIème siècle conservés au temple Kozan-ji. Sont également évoqués les paysages naturels si chers aux japonais : sakura de l’Hanami, alternant avec pivoines et chrysanthèmes (car teamLab fait évoluer ses projections en fonction des saisons pour donner envie au visiteur de revenir), plantations de riz en terrasse à perte de vue (la pièce est conçue en pente), cascades purificatrices semblables à celle de Nachi à Kumano (peinture du Musée Nezu, Tokyo), millier de lanternes illuminant la fête d’Obon pour honorer les ancêtres, et pour finir toutes les évocations de la mer, vague scélérate d’Hokusai ou tourbillons de Naturo d’Hiroshige.
Une des pièces de Borderless permet de se confronter à cette mer déchainée. Dans un premier temps le visiteur se sent oppressé par la hauteur et la violence du rythme de cette vague continue (Black Waves), projetée sur quatre murs au rythme du son du ressac. S’il ne ressort pas tout de suite, le visiteur se love dans un des coussins à disposition, tel une « coquille de noix » acceptant petit à petit ce flot hypnotique, maitrisant son rythme cardiaque, pour s’immerger enfin dans l’œuvre et ne faire plus qu’un avec la vague. De même, il est possible d’apprivoiser l’immense cerf, compagnon du Bouddha à Sarnath lors de son premier sermon près de Bénarès. Ce dernier saura alors conduire le visiteur dans sa déambulation, tout comme il accompagne dans la vraie vie les pèlerins des temples de Nara ou du sanctuaire de Miyajima.
Enfin, le visiteur se remémorera quelques références plus contemporaines:
- «Infinity mirror rooms » de Yayoi Kusama pour les Forest of Resonating Lamps, où le spectateur ressent l’immensité de l’espace jusqu’à s’en oublier soi-même,
- Moments iconiques des films d’animation du réalisateur Hayao Miyazaki, fondateur du Studio Ghibli, shintoïste et défenseur acharné de la nature pour les Infinity Crystal Rooms, constituées d’immenses fils interactifs de led. Simulant des pluies torrentielles propres à l’Asie, elles rappellent la très célèbre scène de Mon voisin Totoro où le kami, flanqué d’une enfant sous son parapluie rouge, affiche un large sourire sous l’effet des gouttes qui dégoulinent sur ses poils.
- Musique, à la fois électronique et ethnique, du compositeur et acteur, Ryūichi Sakamoto, à l’origine du groupe Yellow Magic Orchestra.
Un collectif maitre de sa communication et penseur de l’oeuvre d’art numérique
À travers la profusion d’images dispensées par teamLab sur ses multiples réseaux sociaux (Instagram, TikTok), le potentiel visiteur pourrait croire qu’il a déjà « tout vu » avant de se rendre in situ. Chaque expérience semble se résumer à quelques selfies similaires à ceux que l’on réalise au Museum of Ice Cream de San Francisco ou autres espaces du même genre. Mais c’est oublier que chaque image est unique et ne pourra jamais être reproduite à l’identique puisqu’elle est dépendante des interactions des personnes présentes dans la pièce. Par ailleurs, le son est une composante essentielle de chaque installation. Ainsi aucun image ou vidéo divulguée sur les réseaux sociaux ne peut dénaturer l’expérience réelle. En revanche, l’appropriation de cette instant fugace par le visiteur, participe du processus créatif démocratique, voulu et encouragé par le collectif. S’il favorise indéniablement la notoriété des différents lieux, et par rebond, leur fréquentation, il génère sur la toile une nouvelle oeuvre numérique, synthèse des expériences uniques vécues par des milliers de visiteurs, dans une croyance ferme du pouvoir unificateur du web.
teamLab a rebondi sur ce concept pendant la période de confinement en créant le projet “Flowers bombing home”, une oeuvre numérique que chacun pouvait alimenter de chez lui en dessinant une fleur et en la téléchargeant sur la plateforme du collectif. Les fleurs ainsi récoltées continuent de s’épanouir sur les écrans de télévision (Samsung) du monde entier, constituant une nouvelle œuvre d’art unique, éternel rappel de cette période si particulière.
Concernant l’aspect commercial des oeuvres, il est à noter que le site web du collectif possède le suffixe «.art », détenu par le russe Ulvi Kasimov et qui s’appuie sur la blockchain. teamLab a été l’un des premiers à l’utiliser et donc à penser très tôt son rapport commercial aux œuvres d’art numériques et droits d’auteur afférents. Il ne faut pas oublier que ses créations reposent essentiellement sur des lignes de codes ! Néanmoins, le collectif continue de favoriser l’expérience physique à la possession exclusive d’une œuvre numérique par une élite, privilégiée sur le plan social ou financier. Dans « Matter is Void » (proposé en février 2022), teamLab expérimente de manière artistique et à contre courant de la spéculation actuelle, la notion de valeur d’un NFT, restant en cela un référent important de l’art numérique du XXIème siècle :
“L’œuvre d’art affiche les mots choisis par teamLab, « Matter is Void », mais si le propriétaire du NFT réécrit ces mots, ces mêmes mots seront reflétés dans toutes les versions de l’œuvre d’art téléchargées par des personnes du monde entier. En fonction des mots choisis par le propriétaire du NFT, la valeur de l’œuvre d’art changera. Si les mots réécrits par le propriétaire du NFT ont de la valeur, davantage de personnes choisiront de posséder l’œuvre ; et si les mots n’ont pas de valeur, les personnes ne choisiront peut-être plus d’exposer l’œuvre. En d’autres termes, selon les mots choisis par le propriétaire du NFT, la valeur du NFT changera probablement aussi.” Traduction du texte de teamLab — site internet.
teamLab, un modèle pour nos expérience immersives ?
Le collectif exerce ses talents depuis plus de vingt ans. Son modèle économique (dépôt de brevets+ ingénierie + tickets élevés + produits dérivés) a fait ses preuves, tout autant que sa capacité à se renouveler, mettant la barre très haut quant à la qualité immersive vécue par le visiteur, et ce, grâce à des avancées technologiques en parfaite cohérence avec la vision créative. S’il ne s’agit pas de reproduire ce modèle à l’identique, que peut-on en retenir ?
. Un concept culturel, véritable softpower : la force de teamLab réside en grande partie dans le riche creuset culturel dont le collectif s’inspire tant philosophiquement que visuellement. Plutôt que d’enchainer des éléments souvent disparates d’une expérience à l’autre (Van Gogh, Klimt, Monet, Frida Kahlo ???), n’avons-nous pas la capacité en Europe de puiser dans nos sources esthétiques et philosophiques communes afin de générer un concept immersif cohérent, continu, à valeurs sociétales, susceptible de se dérouler dans le temps et qui porterait notre softpower ? L’engouement rencontré par le narratif des projets numériques autour de Notre Dame ou les storytelling patiemment tissés par Europeana pour expliquer nos brassages culturels, me laissent penser que c’est possible. Cela permettrait de proposer des expériences immersives variées mais signifiantes, et plus à même de développer l’imaginaire du grand public.
. Des avancées technologiques au service de l’art numérique pour de vraies immersions : les avancées technologiques mises au point par teamLab reposent depuis l’origine sur une collaboration étroite entre chercheurs universitaires et artistes. Nous disposons d’universités aussi performantes, mais il reste encore à combler l’écart entre recherche fondamentale et applications commerciales pour entrer dans une dynamique comparable aux japonais. Si les écoles de commerce proposent désormais des MBA à double valence artistique et commerciale, (ESSEC/Ecole du Louvre, SciencePO/Ecole du Louvre), les écoles d’ingénieurs en revanche restent éloignées du domaine artistique, à l’exception des Arts et Métiers ou de quelques rares projets de l’INRIA. Pourtant nous disposons d’écoles de l’image numérique enviées dans le monde entier (Les Gobelins, l’ESMA à Montpellier ou encore le MoPA à Arles). Elles seraient un tremplin idéal pour développer, en collaboration avec des mathématiciens et ingénieurs numériques, des version bêta d’expériences immersives de qualité qui manquent à ce jour dans les expériences européennes. Le Grand Palais Immersif, en association avec Fisheye, commencent à initier ce genre de partenariat pour des expériences en réalité augmentée, créées par des étudiants de l’ECAL de Lausanne ou des Gobelins à Paris
. Un modèle de production agile et sans concepteur starifié : En privilégiant le mode projet, teamLab développe rapidement des prototypes qui intègrent des compétences multiples et spécifiques, dépendantes les unes des autres, mais ayant pour seul objectif la réalisation optimale d’une expérience commune. Les nouvelles formes de rémunération sous blockchain permettrait une reconnaissance individuelle qui correspond peut-être plus à l’individualisme occidental, tout en évitant la starification couteuse et peu pérenne d’un seul élément de l’équipe. Cela permettrait de conserver l’agilité des méthodologies de travail propre à la création de ces univers numériques, sans porter atteinte à l’économie et à la longévité du projet, tout en rémunérant les concepteurs selon leur apport.
. Un modèle économique viable : teamLab a indéniablement prouvé la rentabilité économique de son modèle qui reste néanmoins extrêmement coûteux face à la complexité des technologies employées (pour Planets: 520 ordinateurs, plus de 470 projecteurs EPSON, de résolution WUXGA (>FHD) et 12 000 lumens, coûtant en moyenne de 20 à 25K€ pièce). Néanmoins, la qualité des expériences proposées par le collectif, la variation selon les saisons et le concept méditatif font que l’on peut y revenir sans jamais avoir le sentiment de redite, grande différence avec les expériences occidentales. Là encore le concept en lien avec la nature trouve une parfaite justification dans la modification des lieux, relativement à la marge pour le concepteur qui rentabilise son investissement, mais fondamentale pour l’expérience visiteur. Par ailleurs, le coût du ticket, qui semble élevé au départ, est largement amorti rapporté au temps passé in situ, et ne se révèle pas plus cher qu’une place de cinéma, mais avec un bénéfice largement décuplé pour le public. Enfin, le développement de produits dérivés en lien avec l’expérience, permet de compléter l’équation économique tout en prolongeant l’expérience hors-les-murs.
En conclusion, si vous avez l’opportunité de tester une expérience teamLab, n’hésitez pas un seul instant, mais prévoyez d’y passer du temps, de vous fondre dans chaque expérience, tout en essayant de vous approprier les références culturelles qui font la saveur du Japon.
Cet article s’inscrit dans une série sur les expériences immersives, la réalité virtuelle, augmentée et mixte, et enfin le concept de métavers et NFT, articles qui seront publiées dans les semaines à venir.