Réflexion 2 : Quand la Chine s’éveillera [1], quel musée sera là ?
Cet article fait partie d’une série en cours sur les enjeux rencontrés par les institutions culturelles et leurs réactions face à la pandémie, afin de tenter d’en extraire quelques stratégies pour les mois à venir. Le sujet des touristes chinois en comportera trois. Ceci est le deuxième article.
Choisir de démarrer cette série d’articles par le tourisme chinois et les musées peut sembler hors de propos, tant les mesures de quarantaine limitent drastiquement les déplacements. Au-delà de renouer personnellement avec une analyse commanditée sur le sujet juste avant la crise (ironie de la situation !), c’est en réfléchissant sur l’une des cibles touristiques les plus complexes à cerner, que j’ai perçu les chances de m’interroger sur des questions plus larges :
- Ratio visiteurs locaux vs étrangers au regard de l’équilibre budgétaire de nos musées : 75% des visiteurs du Louvre en 2019 sont étrangers et 8% d’entre eux sont sinophones [2]-Chine, Hong Kong, Taïwan-, 13% pour Versailles, juste derrière les américains en 2019. (cf Réflexion 1)
- Différences culturelles dans la gestion post-covid, à prendre en compte dans les stratégies à mettre en place pour un retour rapide du tourisme, (Cf Réflexion 2 développée ci-dessous)
- Soft power français et compréhension mutuelle entre cultures, en réponse aux oppositions violentes des dernières semaines entre Chine et Occident. (Cf Réflexion 3)
Comme on peut le constater, ces questions mettent en exergue des sujets qui vont bien au-delà de la problématique du tourisme chinois, interrogeant la transformation globale des musées : maîtrise technologique, capacité d’adaptation, pertinence des missions.
Comment préparer le retour du tourisme extraterritorial et tout particulièrement chinois ?
Comme le souligne dans la revue Influencia, Céline Choueri, Head of Strategic Planning chez Altmann + Pacreau, à propos du discours post-covid des marques : “Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour !”. Le tourisme chinois est à ce titre un cas d’école des différences et susceptibilités à prendre en compte pour une reconquête des touristes étrangers.
En attendant la réouverture des frontières, trois actions sont à mener de manière concomitante :
- Action 1: Maintenir le lien sur les réseaux sociaux adéquats en usant de technologies interactives, immersives et sources de revenus:
En raison du Great Firewall, les touristes chinois pratiquent de préférence Wechat et Weibo à Facebook ou Instagram. Dès 2015, les musées français se sont montrés précurseurs [3] dans l’adoption de ces réseaux, mais depuis, ils ont été distancés par leurs homologues anglais, américains ou espagnols (Thyssen Bornemisza), plus créatifs dans la variété des contenus édités ou le développement d’actions promotionnelles très incitatives.
En ces temps de confinement, les musées anglo-saxons ont su en tirer parti (et profit !):
- Programme zen du V&A “Eat, Learn, Exercise, Play”, Coloring Book ou playlist musicale au MOMA sur Wechat, activation du hashtag #Salutetoclassics par le MET sur Douyin (Tiktok), proposant un challenge proche de #tussenkunstenquarantaine,
- Visites virtuelles en 360° par le V&A promotionnées “sans angle mort” (without dead corners), 3D en lien avec Sketfab pour le LACMA, deux technologies dont on sait désormais qu’elles sont critiques en termes de tourisme, mais aussi d’éducation et de distraction (La ville d’Helsinki a attiré plus d’un demi-million de personnes lors du concert immersif qui s’est déroulé pendant le confinement.)
- Promotion intensive de produits dérivés (MET, British Museum, V&A.) tentant de compenser les pertes dues à la fermeture, auprès d’un public friand d’articles siglés (les chinois ont même un mot spécifique pour désigner ces produits : Wenchuang, 文创 = ‘Culturel et Créatif’).
- Et surtout, lancement aux États-Unis du programme “ Museums in the cloud ” , partenariat entre CLA, Wechatgo et 11 musées américains.
Une grande variété d’interactions simples, mais utiles pour augmenter sa notoriété, ont été imaginées :
- Présentation dynamique des collections, parfois sous forme d’audio-guide inclus dans l’application (pas de téléchargement supplémentaire) comme au SFOMA ,
- Des jeux “découverte” façon Tinder: #Findmymatch du MOMA (notez le cadenas pour dévoiler du contenu au fur et à mesure que vous jouez)
- Des opportunités d’interaction sur les réseaux sociaux avec attribution de certificat à poster, par l’Asian Art Museum dans la continuité d’un jeu de découverte (étagère à remplir en répondant à des questions),
- Ou cadre photo au Guggenheim ou Museum de New-York àrelayer sur les réseaux sociaux
“The museum Mini Programs will enable Chinese audiences to tour American museums remotely from across the ocean, and help in bringing the world closer together under this special timing.” Arthur Affleck, the Vice President of Development of AAM [4]
En France, les comptes Wechat et Weibo de musées poursuivaient une communication plutôt classique, à l’exception du Château de Versailles qui a participé à un live streaming sur la plateforme de voyage Fliggy (FeiZhu en chinois) d’Alibaba (200 millions d’abonnés) , à l’instar de 8 musées chinois nationaux qui ont attirés le 23 février plus de 10 millions de visiteurs sur le Taobao Live’s virtual tour.
Livestreamings et visites virtuelles sont donc désormais la norme du “Cloud traveling”, pour maintenir l’intérêt touristique et continuer de faire rêver, comme le souligne le blog de Ctrip [5] :
“The idea is to increase the frequency of user-generated content and capture user aspiration. This phase is also known as “种草” zhòngcǎo, a term that describes planting a seed in users’ minds to grow their desire. One such example is “cloud traveling”, where brands create beautiful, compelling content and imagery that helps users feel as if they are actually visiting a destination — but of course it’s virtual.”
- Action 2: Réassurer sur l’aspect sanitaire en phase avec le vécu de chaque pays
Les conditions de post-confinement sont beaucoup plus souples en Europe ou aux États-Unis qu’en Asie, où le port du masque est obligatoire dans l’espace public, les tests de température courants à l’entrée des lieux, et l’usage du QR Code de traçage la norme, comme le souligne un article de Jing Travel [6] qui s’interroge sur de telles modalités hors Chine :
“In China, information about the health and movements of citizens is used to issue a personal QR code. Will this work overseas? Doubtful. It’s difficult to imagine requiring people to record their movements and personal information on an app. More realistic would be asking people to confirm their health status before booking a museum visit.”
Quel musée diffusera dès à présent des messages rassurants sur Wechat et Weibo, à propos des conditions d’accueil en France ? Faudra-t-il envisager des plages horaires par typologie de visiteurs étrangers pour les rassurer, et ce faisant réassurer également les visiteurs locaux ? Les musées de Berlin réservent déjà des plages pour les populations à risque, pourquoi n’en serait-il pas de même pour les visiteurs en provenance de l’étranger ? Faut-il permettre l’achat de ticket en ligne sur Wechat (si ce n’est déjà fait) et donner des gages de remboursement en cas de nouvelle vague de confinement ?
A ce titre, il est intéressant de consulter le résultat du sondage effectué ces dernières semaines par IMPACTS auprès de 4109 visiteurs américains en réponse à la question ouverte « Qu’est-ce qui vous permettrait de vous sentir en sécurité pour retourner au musée, théâtre, aquarium, zoo ou concert ? » .
À ce jour je n’ai identifié qu’une structure culturelle française (L’Atelier des Lumières) mettant en oeuvre des conditions d’acceuil similaires à celles des musées chinois (à l’exception du QR code décrié en France).
Le décalage dans le vécu de la pandémie sera inévitablement source de méfiance pour de futurs déplacements, car il aura créé des attentes inégales. Il sera donc nécessaire de renforcer la communication sur ces différents points et préparer le discours des agents d’accueil en conséquence. Être à l’écoute des OTA chinoises ou suivre les comptes de musées chinois sur Wechat, permet d’orienter dès maintenant son contenu et se préparer à des solutions spécifiques.
. Action 3: Donner des “preuves d’amour ”
Quand les budgets ne sont plus au rendez-vous pour maintenir certains réseaux sociaux, il faut savoir employer d’autres stratagèmes. Ainsi, il serait opportun de se souvenir qu’en plein épisode de SRAS, Jean Pierre Raffarin, alors premier ministre, avait été le premier dirigeant occidental à se rendre en Chine, ce qui lui vaut depuis une place privilégiée comme interlocuteur de confiance (il a reçu la Médaille de l’amitié 2019 remise par le président Xi en personne). Il a par ailleurs œuvré l’an dernier pour une collaboration des musées français et étrangers, dans le cadre de la Fondation Prospective et Innovation.
Dans son livre “La Chine en eaux profondes” , l’ex-ambassadrice à Pékin Sylvie Bermann consacre tout un châoitre aux affinités électives (缘分 — yuán fèn) entre la France et la Chine.
« Ce sont les Français qui sont les plus aptes à apprécier la civilisation chinoise. Les Français, il est vrai, n’ont pas la profondeur des Allemands, ni la largeur d’esprit des Américains, ni la simplicité des Anglais, mais ils ont à un degré tout à fait supérieur une qualité qui manque aux trois autres peuples, une qualité nécessaire avant tout pour comprendre la Chine, c’est la délicatesse. » Gu Hongming [7], penseur chinois, « L’esprit du peuple chinois »
Quel musée s’en souviendra, pour signifier haut et fort un retour attendu des touristes chinois, en dépit d’appréhensions compréhensibles ?
[To be continued- Réflexion 3]
[1] Allusion au titre du Livre d’Alain Peyrefitte : Quand La chine s’éveillera, le monde tremblera, Edition Fayard. Le titre de l’ouvrage vient d’une phrase prophétique attribuée à Napoléon Ier : « Laissez donc la Chine dormir, car lorsque la Chine s’éveillera le monde entier tremblera ». Selon l’historien Jean Tulard, cette citation apocryphe aurait été inventée pour le film “Les 55 Jours de Pékin” sorti en 1963.
[2] Estimation sur la base des chiffres de 2018- Chiffres 2019 définitifs en attente de confirmation par le Louvre dans son rapport annuel qui sort habituellement en juillet de l’année suivante.
[3] En 2019, le Louvre a maintenu sa place de leader comme musée hors de Chine le plus puissant sur les réseaux sociaux chinois, en nombre d’abonnés (272 500 followers sur Weibo et Wechat), comme en audience (le compte Weibo a généré plus de 30 millions de vues en un an, en croissance de 75%). https://presse.louvre.fr/96-millions-de-visiteursbr-au-louvre-en-2019/
[4] Arthur Affleck, the Vice President of Development of AAM- Traduction: “Les mini-programmes des musées permettront au public chinois de visiter les musées américains à distance depuis l’autre côté de l’océan, et contribueront à rapprocher le monde dans le cadre de ce calendrier spécial”
[5] Blog de Ctrip — Traduction : “L’idée est d’augmenter la fréquence des contenus générés par les utilisateurs et de capter leurs aspirations. Cette phase est également connue sous le nom de “种草” (zhòngcǎo) , un terme qui décrit le fait de planter une graine dans l’esprit des utilisateurs pour faire croître leur désir. Un exemple est le “cloud traveling”, où les marques créent un contenu et des images magnifiques et convaincantes qui donnent aux utilisateurs l’impression de visiter une destination — mais bien sûr, c’est virtuel”.
[6] Article de Jing Travel — Traduction : “En Chine, les informations sur la santé et les déplacements des citoyens sont utilisées pour délivrer un code QR personnel. Cela fonctionnera-t-il à l’étranger ? J’en doute. Il est difficile d’imaginer que l’on puisse demander aux gens d’enregistrer leurs mouvements et leurs informations personnelles sur une application. Il serait plus réaliste de demander aux gens de confirmer leur état de santé avant de réserver une visite au musée.”
[7] Citation de Gu Hongming : http://www.prospective-innovation.org/comptes-rendus/compte-rendu-de-la-conference-debat-des-55-ans-de-relations-diplomatiques-franco-chinoises/