Réflexion 1 : Quand la Chine s’éveillera [1], quel musée sera là ?

Elisa GRAVIL , Museovation
8 min readMay 23, 2020

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Cet article fait partie d’une série sur les enjeux rencontrés par les institutions culturelles et leurs réactions face à la pandémie, afin de tenter d’en extraire quelques stratégies pour les mois à venir. Le sujet des touristes chinois en comportera trois. Voici le premier.

Choisir de démarrer cette série d’articles par le tourisme chinois et les musées peut sembler hors de propos, tant les mesures de quarantaine limitent drastiquement les déplacements. Au-delà de renouer avec une analyse commanditée sur le sujet juste avant la crise (ironie de la situation !), c’est en réfléchissant sur l’une des cibles touristiques les plus complexes à cerner, que j’ai perçu les chances de m’interroger sur des questions plus larges :

  • Ratio visiteurs locaux vs étrangers au regard de l’équilibre budgétaire de nos musées : 75% des visiteurs du Louvre en 2019 sont étrangers et 8% d’entre eux sont sinophones [2]-Chine, Hong Kong, Taïwan-, 13% pour Versailles, juste derrière les américains en 2019.(cf Réflexion 1 développée ci-dessous)
Étude Museovation — Chiffres commmuniqués lors de la réunion AGCPF, décembre 2019
  • Différences culturelles dans la gestion post-covid, à prendre en compte dans les stratégies à mettre en place pour un retour rapide du tourisme (Cf Réflexion 2)
  • Soft power français et compréhension mutuelle entre cultures, en réponse aux oppositions violentes des dernières semaines entre Chine et Occident (Cf Réflexion 3).

Comme on peut le constater, ces questions mettent en exergue des sujets qui vont bien au-delà de la problématique du tourisme chinois, interrogeant la transformation globale des musées : maîtrise technologique, capacité d’adaptation, pertinence des missions.

Quel poids souhaitons-nous accorder au tourisme étranger et comment le maîtriser ?

L’association générale des conservateurs des collections publiques de France (AGCPF) a organisé en décembre 2019 un colloque ayant pour thème : « Tourisme de masse, tourisme international, un nouveau défi pour les musées ». Si le sujet semblait inclure toutes les typologies de touristes, la conférence s’est rapidement focalisée sur le tourisme asiatique, cette manne, tout autant souhaitée que subie. La France ne reçoit « que » 2,2 des 150 millions de chinois possédant un passeport (contre 3,5 pour l’Italie), autant par choix (attribution de visas) que par sélection économique naturelle (un voyage en France est coûteux). Mais le potentiel reste très important, d’autant plus que ces touristes voyagent (voyageaient 😢) en dehors de Paris et de manière de plus en plus autonome.

CTA: Annual Report on China Outbound Tourism Development 2019

Comment alors équilibrer la fréquentation de nos musées entre tourisme étranger et tourisme français, sans mettre en danger nos institutions ? Comment absorber les coûts de gestion de foules toujours plus importantes quand celles-ci peuvent disparaitre du jour au lendemain, comme le déplorait avec anticipation, Christophe Chauffour, directeur général délégué adjoint de la RMN, lors de la réunion de l’AGCPF ? Dans un article récent du Point [3], Sophie Makariou, directrice du Musée Guimet, parle même de « tourisme déferlant, brutaliste, souvent source de tension ».

Elizabeth Merritt, directrice du Center for the Future of Museums, nous propose une première solution, dans la conférence d’ouverture du #AAMvirtual 2020 (conférence annuelle des musées américains) qui se tient actuellement en ligne: le yield management [4].

“Timed ticketing is a way to limit attendance, either voluntarily or because it’s mandated by the local government. It is preadapted to a practice called variable pricing. In which museums use data to create a variety of pricing options calibrated to demand. This approach encompasses a spectrum of pricing, buy ahead, and dynamic pricing which fluctuates with real-time data and premium access for select restricted times.” [5]

Au cours de cette même réunion du #AAMvirtual, Anthony Salcito,
Vice President, Worldwide Education chez Microsoft, a détaillé les étapes et bénéfices de la transformation numérique des musées, dont celle d’une tarification dynamique de billetterie, favorisant les offres en phygital, dans le Cloud, optimisant les revenus multiplateformes, les offres de ventes croisées, les recommandation personnalisées ou l’activation d’options de dons supplémentaires depuis n’importe quel appareil.

Keynote: Anthony Salcito, Microsoft- #AAMvirtual 2020

En Europe, les musées d’Amsterdam ont depuis longtemps modifié l’approche “soviétique” de l’économie des musées, pour reprendre l’expression de Chris Michaels directeur du digital à la National Gallery de Londres, lors d’une conférence à Museum Connections en janvier 2018. Dès 2017, face à une congestion de ses espaces et des queues interminables, le Van Gogh Museum (suivi dès 2018 par le Rijksmuseum et le musée Anne Franck), adoptait une billetterie 100% en ligne qui permet de moduler le flux (6000 visiteurs en moyenne par jour) et faire varier le prix des entrées, en phase avec ses différentes cibles marketing.

L’expérience visiteur en a été considérablement améliorée et personnalisée:

  • Fin des queues devant le musée, améliorant la sécurité en période d’attentat grâce à un étalement des flux (année/semaine/jour/heure), couplé à des actions de marketing ciblées en fonction de chaque pays et typologie de visiteurs,
  • Offre dynamique de tickets à prix variables, tant pour répondre à la mission sociale du musée, que bénéficier de la manne de tickets premium aux heures d’affluence pour équilibrer les budgets,
  • Régulation de la revente frauduleuse par attribution nominative des billets: la marge des prix premium sur les horaires les plus demandés revient désormais au musée et non plus au revendeur à la sauvette,
  • Une visite plus agréable car moins de gens dans les galeries, et, conséquence directe, une meilleure protection des œuvres (cf les effets dévastateur de la respiration des visiteurs sur le Cri de Munch).
  • Agilité en fonction des aléas conjoncturels (météo, problème diplomatique, pandémie, terrorisme) et structurels (horaires d’été, gestion des groupes, gestion du personnel etc…).
  • Cercle vertueux de l’étude granulaire des publics, engendrant de nouvelles stratégies marketing plus en phase avec la mission d’un musée. Ainsi, le Van Gogh et le Rijks s’inquiétant du rééquilibrage de leurs actions en faveur des visiteurs locaux, ont créé les soirées “Vincent on Friday” (1200 personnes en moyenne par soirée dont 43% de locaux) pour le premier et un guide de visite sur Snapchat, conçu avec des influenceurs, en hollandais pour le second.

En période de déconfinement, ce ticketing 100% digital se révèle particulièrement précieux, permettant aux trois grands musées d’Amsterdam d’assurer une réouverture dès le 1 juin, grâce à la gestion d’un strict quota de tickets, en fonction des principes de distanciations physiques. Le Van Gogh Museum a fixé la barre à 700 visiteurs par jour, pour un maximum de 200 par étage, en phase avec la fréquentation de ses visiteurs locaux habituels soit 900 par jour. Par ailleurs, ce système garantit une entrée sans contact (pas d’achats en face à face ou sur écran tactile).

“Paper tickets are also a thing of the past — they are now only available online, and for limited time slots.” Article sur l’ouverture des musées berlinois [6]

La souplesse du système permettra de s’adapter très rapidement en fonction de l’évolution de la situation, ouverture des frontières européennes et assouplissement des règles sanitaires.

Les solutions proposées par l’application Wechat se prêtent particulièrement au sans-contact

Enfin, il sera nécessaire de s’interroger plus encore sur la mise en place de la 5G afin d’optimiser des solutions de « Visitor Flow Management Process » (VFMP) . Affluence , l’un des fleurons de nos startups culturelles, permet déjà de comptabiliser la fréquentation in situ, afin de réguler les attentes ou les déplacements dans les galeries.

Calculateur de jauge Affluences

Qu’en est-il de la France ? Dans un des derniers articles du Quotidien de l’Art, le musée des Confluences de Lyon annonce pouvoir réouvrir le 2 juin grâce à “des billets à réserver sur internet par tranches de trois heures” . Mais dans le même temps, la réouverture de nos grands musées se fait attendre . Doit-on la rapprocher de l’obsolescence de leur système de billetterie, dont la refonte, dans le cas du Louvre, avait pourtant été annoncée pour la fin 2019 ? Bien évidemment, ce n’est pas la seule raison, mais c’est très certainement une obsolescence qui ne facilitera pas leur reprise.

[To be continued- Réflexion 2 & 3]

[1] Allusion au titre du Livre d’Alain Peyrefitte : Quand La chine s’éveillera, le monde tremblera, Edition Fayard. Le titre de l’ouvrage vient d’une phrase prophétique attribuée à Napoléon Ier : « Laissez donc la Chine dormir, car lorsque la Chine s’éveillera le monde entier tremblera ». Selon l’historien Jean Tulard, cette citation apocryphe aurait été inventée pour le film “Les 55 Jours de Pékin” sorti en 1963.

[2] Estimation sur la base des chiffres de 2018- Chiffres 2019 définitifs en attente de confirmation par le Louvre dans son rapport annuel qui sort habituellement en juillet de l’année suivante.

[3]Interview de Sophie Makariou- Musées : « 2020 n’est pas un mauvais moment à passer, c’est un changement d’ère », article du point daté du 15 mai 2020. https://www.lepoint.fr/culture/musees-2020-n-est-pas-un-mauvais-moment-a-passer-c-est-un-changement-d-ere-15-05-2020-

[4] Le yield management est un principe de tarification et d’offre flexibles qui est utilisée dans les services caractérisés par une forte présence de coûts fixes.

[5]Présentation d’Elizabeth Merritt.Traduction: “La billetterie à heure fixe est un moyen de limiter la fréquentation, soit volontairement, soit parce qu’elle est exigée par le gouvernement local. Elle est préadaptée à une pratique appelée tarification variable, dans laquelle les musées utilisent des data pour créer une variété d’options de tarification calibrées à la demande. Cette approche englobe un éventail de prix, l’achat à l’avance et la tarification dynamique qui fluctue en fonction des données en temps réel et de l’accès privilégié pour certaines périodes restreintes.

[6] ‘Museums prepare to reopen amid coronavirus crisis’, https://www.dw.com/en/museums-prepare-to-reopen-amid-coronavirus-crisis/a-53280447

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Elisa GRAVIL , Museovation
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Written by Elisa GRAVIL , Museovation

CEO of #Museovation. Love to share my experiences with others about digital transformation in cultural institutions. Let’s get in touch on Twitter: @ElisaGravil

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